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Les Exilés d’Edith Roux

Corine PELLUCHON, philosophe

Le visage de l’autre oppose l’infini de sa résistance à celles et ceux qui cherchent à l’anéantir. Ce concept lévinassien de résistance éthique s’est d’emblée imposé à moi quand j’ai découvert les photographies d’Edith Roux. On y voit des femmes, des hommes et des enfants ouïghours qui, bien qu’ils aient dû s’exiler et soient menacés par les autorités chinoises, se présentent dans leur droiture et leur dignité, sans avoir honte de leur situation, mais non plus sans faire preuve de défi. La résistance qu’ils opposent au pouvoir qui représente une menace pour leur vie et tente de faire disparaître leur culture n’est pas d’ordre physique. Elle ne provient pas d’une organisation politique ni d’un mouvement social visant à renverser un régime oppressif. Il s’agit de la résistance de ce qui n’a pas de résistance : elle émane de chacune de ces personnes photographiées et de ce qui, en elles, échappe à toute prise, à la persécution et même à la perception – ce que Levinas appelle le visage.

Aucun autre, aucune instance ne saurait percer le mystère de chacune de ces vies. Autrui, parce que je ne peux en faire le tour et qu’il est au-delà de ma capacité, met en échec mon pouvoir de le constituer, ma capacité à le connaître totalement, mais également mon pouvoir de pouvoir, c’est-à-dire la tentation que je pourrais avoir de nier son altérité et de le réduire à néant en le faisant taire ou en le tuant. Aussi Levinas écrit-il que le meurtre, qui s’adresse au visage, est une impossibilité : nous pouvons mettre fin à la vie d’autrui, mais non faire en sorte qu’il n’ait jamais existé, ni détruire sa transcendance, le fait qu’il nous échappe et ne saurait être rivé à son corps, ni identifié à une fonction. Si on lui ôte tout moyen de subsistance, qu’on le chasse de chez-lui et le prive de ses droits, il oppose l’infini de sa transcendance. Même quand on l’instrumentalise et qu’on le réifie, il continue de signifier. C’est cela, la résistance éthique.

En détourant les visages de certaines personnes et en laissant apparaître une surface dans laquelle le public peut partiellement se refléter, Edith Roux ne suggère pas seulement que notre identité se construit dans notre relation à l’autre et qu’elle se définit par la manière dont nous répondons à son appel. Certes, on comprend que le rapport à l’autre n’est pas d’abord ni essentiellement un rapport entre libertés : autrui, par son exposition à la faim et à la soif, son besoin d’un toit et sa mortalité, rompt la trame de ma vie quotidienne, assignant des limites à mon droit sur toutes choses et m’enjoignant de lui faire de la place, de l’accueillir et de prendre soin de lui. En outre, si la responsabilité pour l’autre dessine les creux de mon visage, si elle révèle la personne que je suis – moi et non un moi quelconque -, c’est parce que je suis vulnérable et mortel, capable, à condition que je n’aie pas peur de ma propre fragilité et surmonte le déni de ma mortalité, de m’ouvrir aux autres et de recevoir leur appel.

Cependant, en disant cela, on ne rend pas encore justice au travail d’Edith Roux. En nous faisant rencontrer ces personnes, en les présentant comme si nous étions devant chacune d’elles, dans un face-à-face qui ne nous place cependant pas dans une situation où nous nous contenterions de nous mirer en eux, comme dans les jeux sociaux où chacun est le miroir de l’autre et le réduit à son apparence physique ou à sa fonction sociale, elle suggère que chaque visage est la trace de l’infini. Le visage exprime l’infini : il fait signe vers quelque chose que l’on ne peut saisir ni représenter, mais qui dévoile le sens de notre existence et atteste le primat de l’éthique. L’infini, qui n’est pas le non-fini, mais ce qui déborde le fini et l’investit, se révèle en creux. Il se manifeste non dans la puissance de l’autre, mais dans sa faiblesse. Cela est encore plus frappant lorsque la face de la personne photographiée a été découpée et remplacée par une surface où je peux voir en partie mon propre visage. Je comprends ainsi que toute l’humanité me regarde dans son visage qui fait de moi un témoin. Je n’en finirai pas d’être cette réponse, nécessairement insuffisante, d’être constitué par cette question : « pourquoi ?».

Cette question m’atteint là où des discours qui s’adressent seulement à mon intellect ne sauraient m’atteindre. Car, pour que cette relation avec l’infini puisse se produire, pour que je comprenne la gratuité de ma responsabilité pour autrui, le sens de mon existence qui est hors d’elle-même, déportée, il faut que je sois touché en plein cœur, que je me sache vulnérable et mortel, et que je perde, ne serait-ce qu’un instant, mes certitudes, mes habitudes de personne installée dans son bon droit. Cette capacité à nous interpeller en nous dérangeant d’une manière douce et profonde qui rappelle la résistance de ce qui n’a pas de résistance est ce qui fait la beauté des photographies d’Edith Roux.

Corine Pelluchon, philosophe

Professeure de philosophie politique et d’éthique appliquée au sein du département de Philosophie de l’Université Gustave Eiffel