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Ici et ailleurs : les paysages habités d’Édith Roux

Qu’il s’agisse d’images fixes ou en mouvement, la pratique artistique que mène Édith Roux depuis plus de vingt-cinq ans est essentiellement constituée de situations d’observation. Elle porte une attention particulière à la constante évolution des paysages dans un monde où les communautés et les individus sont assujettis à l’économie globalisée et analyse ainsi la place de l’humain dans des pays et des territoires soumis à des régimes politiques différents – la Chine, les États-Unis, l’Europe ou encore la Côte d’Ivoire.
Les projets, conduits parfois durant plusieurs années, rendent compte d’une intention qui se situe à la limite du documentaire. En jouant avec les spécificités du médium photographique, Édith Roux utilise la couleur et emploie souvent la chambre photographique. Au moment de la prise de vue, elle recherche des cadrages où les informations et les signes foisonnent pour retravailler ensuite les images obtenues, augmentant ainsi la complexité des photographies ou des vidéos : travail de la couleur, introduction d’éléments exogènes par collage numérique ou montages d’images ou de séquences, travail du son…
En parcourant l’œuvre d’Édith Roux, on remarque que ses œuvres témoignent directement du rapport entre l’homme et son environnement ; elles désignent des situations tout en constatant les évolutions politiques ou économiques et leurs impacts sur certaines communautés. Loin de toute considération purement esthétique ou encore romantique qui désignerait le paysage comme véhiculant une certaine beauté, l’artiste étudie des situations contemporaines caractéristiques de la mondialisation produisant des espaces urbains aseptisés.
De nombreux projets réalisés par Édith Roux interrogent également l’habitat et, par conséquent, la relation que les individus entretiennent avec un lieu où une communauté. Euroland (2000) est une série photographique qui examine l’intensification urbaine des zones périurbaines de grandes villes européennes. L’artiste est partie à la recherche de friches dans des zones industrielles ou commerciales. Au premier plan de ces photographies, on observe des endroits où la végétation évolue spontanément, à l’arrière-plan, par contraste, nous voyons des quartiers composés de grands ensembles ou encore de grandes enseignes, existantes ou en cours de construction : des agglomérations européennes toutes semblables. La biodiversité de la végétation représente ici une résistance au processus d’homogénéisation.
Édith Roux a consacré plusieurs travaux d’étude sur les dispositifs de surveillance de populations urbaines en Europe, en Chine et aux États-Unis. Explorant des zones périphériques, elle réalise notamment Walled out (2006) aux États-Unis. Les gated communities (lotissements sécurisés) existent depuis quelques décennies partout dans le monde ; ils symbolisent le besoin croissant de sécurité alors que les technologies contemporaines rendent possible la surveillance permanente des personnes et des lieux.
Une commande du Parc national transfrontalier du Hainaut a conduit l’artiste à mener un travail d’observation sur le territoire du Hainaut français et belge entre 2009 et 2014. Elle a identifié soixante points de vue dans le territoire et, une saison après l’autre, a enregistré les évolutions des paysages urbains, ruraux et périurbains. Il en résulte un outil visuel et temporel destiné au travail des différents acteurs du développement du territoire.
Deux séries plus récentes se consacrent aux rapports que le pouvoir politique entretient avec des peuples à différentes époques. Les Dépossédés (2013) montre ainsi la destruction massive d’habitations où demeurait la population ouïghoure, aujourd’hui déplacée de force dans des camps de concentration chinois. Les Fantômes de Bassam (2016) évoque la période de domination coloniale de la Côte d’Ivoire. Des prises de vues d’un ancien quartier français montrent notamment des villas de style colonial en ruine. À travers l’examen de l’habitat, ces œuvres posent la question de l’héritage politique et social de communautés qui ont souffert ou souffrent encore de la domination de l’impérialisme néolibérale.

L’exposition intitulée Traversées (2020) est issue d’une résidence d’artiste de deux ans à Onet-le-Château, à la périphérie de Rodez. Habitant au sein même du quartier des Quatre-Saisons en pleine restructuration, l’artiste a effectué une recherche comprenant des rencontres avec les habitants, des prises de vues et des enregistrements. Ce travail restitue la complexité d’une situation sociale représentative de l’histoire de l’habitation collective en France. Les objets, les photographies et les vidéos constituent un ensemble de traces montrant les origines diverses des habitants, leurs lieux de vie et leur évolution. Aussi symbolique que sensible, cet ensemble rappelle qu’Édith Roux fait partie des artistes contemporains qui utilisent la photographie ou la vidéo de manière critique, documentaire ou comme processus narratif à partir de « situations » précises, de lieux réels, identifiés expressément pour leur histoire, leur actualité ou leur portée sensible. Ainsi, comme le spécifie le philosophe contemporain Emanuele Coccia : « Le monde des images, le monde sensible est un monde construit sur une puissance spécifique, la puissance réceptive. »

Pia Viewing, historienne de l’art / commissaire d’expositions
Paris, janvier 2020