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Environs de Marseille

 

Environs de Marseille, 1994. Edith Roux photographie une nature mi-sauvage mi-conquise, qui intègre, sans jamais vraiment les réconcilier, plusieurs couples antagonistes : le végétal et l’industriel, l’eau et le fer, le ciel et la terre, le féminin et le masculin. Ces paysages frappent d’emblée par leur extrême lisibilité, presque sans ombres projetées, vivifiés par une lumière franche sous des cieux sans nuages. Sous l'effet de cette transparence, ces photographies semblent trop simples pour être directes et transforment notre vision naturelle des environs industriels de Marseille en une énigme, des“paysages paradoxaux”.
Contrairement à ce qu'affirme tout naturalisme naïf, le paysage relève de l'histoire des représentations collectives et ne doit donc pas être confondu avec son référent objectif qu'est le pays naturel. Dès lors, le regard photographique qui prend pour objet le paysage est celui du paysageant, et non celui du paysan, puisqu'il est la mise en représentation d'une représentation de la nature instruite par l'histoire culturelle. La rhétorique classique, propre à la peinture de paysage du XVIIe siècle, est en partie celle qui structure formellement ces paysages photographiques: la mise en ordre de la nature selon des lignes orthogonales; la frontalité du tableau ménagée par le parallélisme entre les espaces réels successifs et le plan de leur projection; l'équilibre chromatique. Tel un tableau de Poussin représentant, par delà l’anecdote, l’idée de l’histoire, l'une des photographies met en scène une baignade —allégorie de l'harmonie entre les hommes et la nature. Ce qui caractérise l'âge classique du paysage comme genre pictural, c’est, outre la rigueur de la composition, la primauté de l'idée sur la sensation dans le processus de représentation. C’est cet ordre des raisons dans l'acte de production qui a d’ailleurs autorisé la qualification de “paysage idéalisé” à propos du paysage classique. Les peintres classiques “donnent l'impression d'une conclusion décidée à l'avance. Poussin soumet la nature à ses intentions personnelles, il utilise les images qu'elle lui offre par rapport aux modèles idéaux qu'elle lui a définis. (...) Tout semble naître d'un concept préalablement défini, être assimilé à lui par l'infaillible travail d'une imagination calculée.”(1) Ici, c’est la primauté du schème classique sur la représentation photographique du paysage qui spécifie le projet documentaire. L'affirmation d'un regard photographique classique, dans un contexte représentatif qui ne l'est plus, est précisément ce qui nous fait percevoir, sinon le sens, du moins l'existence de l'interrogation contenue dans ces images.
Ceci dit, par différence avec les paysages idéalisés de la peinture classique, ces paysages photographiques n'invitent pas le spectateur à la promenade. Pas de chemin pour entrer dans le décor, pas de ligne de fuite, rien ne creuse l'image en un lieu concret de déambulation. Les choix techniques (la chambre à grand format, l’extrême subtilité du négatif couleur) sont le fait d'une intelligence du détail, qui nie tout effet de sfumato et aboutit à la saturation de l'image par la très haute et uniforme définition. Les herbes folles du premier plan et les savantes architectures industrielles à l'horizon subissent le même traitement visuel. L’espace de représentation est mis à plat par la qualité de sa surface, dont l’effet rappelle celui du glacis en peinture. En rapprochant contre nature, à portée de main quasiment, la perception visuelle de ces paysages, tout en interdisant par ailleurs la possibilité de leur investigation physique, cette forme paradoxalement distanciée de la représentation photographique joue de l'inégale satisfaction des deux pulsions, optique et haptique, éveillées chez le spectateur: la photographie se perçoit alors moins comme l'enregistrement du réel, que comme une image, rêve de réel —inaccessible derrière la vitre transparente qui revêt la nature d'un glacis déréalisant. Les choses perdent de leur objectivité pour gagner en figurativité, investie par le désir et accentuée par la sensualité de l’image.
Ces paysages photographiques sont paradoxaux parce qu’ils suscitent des attitudes perceptives incompatibles -mais aussi parce qu'ils résultent d'une opération mentale, qui est elle-même le produit d'une expérience concrète paradoxale: celle du photographe, qui a réellement pratiqué, dans son corps propre, les tensions du monde environnant. Comme l'écrit en effet Augustin Berque dans Les raisons du paysage, “sans ce regard, sans cette mise en demeure du sujet percevant au sein de l'environnement, laquelle est en même temps structure d'appel du sujet percevant dans l'image, il ne saurait y avoir de paysage”. Ce regard subjectif s'accompagne d'une opération mentale, qui produit le schème préalable nécessaire à la prise photographique et contient les éléments d'une expérience phénoménologique, non plus du paysage mais du monde environnant. Edith Roux l’exprime en ces termes : “Le paysage est le décor de notre société et j’en suis le metteur en scène. Mes images sont des staged landscapes ” —ou, plus précisément encore, des staged mindscapes.
Ces paysages sont des décors de fiction, des décorums qui, par leur jeu illusionniste affiché jusqu'à la limite de l'ironie, dénonce une illusion sociale ayant pour nom “utopie paysagère”. Ces images de paysages idéalisés sont pour ainsi dire des anti-images —au sens où l'on dit d'un ironiste qu'il parle par anti-phrases. Attention, ceci n'est pas un paysage; le jardin paradisiaque n'est pas de notre monde. Ces lieux périphériques de l'agglomération de Marseille, ces espaces transitoires et sans nom, ces entre-deux ni réels ni factices, ces friches à moitié jardinées, ces nouvelles frontières faussement conquises, ces lisières qui dégénèrent en terrains vagues, et autres régions hybrides qualifiées, faute de mieux, de “rurbanisation”... —bref, ce dont le citoyen contemporain a de plus en plus souvent l'expérience physique est un espace paradoxal qui pose la question du paysage comme construction sociale assumant une fonction que toute culture doit redéfinir pour elle-même.
Le paysage est “une forme de schématisation qui permet une appréciation esthétique”(2) —telle est la définition, fondée sur le rôle que cette forme joue dans une culture donnée, qui est communément reprise au cœur du débat contemporain diagnostiquant “la mort du paysage”(3).La tactique de ces images photographiques, qui jouent de la distanciation à l'œuvre au cœur du processus illusionniste, est donc d'inspiration brechtienne dans son principe —quoique sans moment révolutionnaire comme chez Brecht— puisqu'il s'agit d'emprunter au théâtre, et à la photographie, de nouvelles formes de représentation susceptibles de répondre à des impasses socio-politiques. Le “contrat naturel” que toute société promulgue est également un “contrat esthétique”, par lequel une culture visuelle travaille les formes de son paysage.
La tactique photographique ici retenue poursuit le projet de la modernité qui, depuis le XVIIIe siècle, a exhaussé le paysage comme genre pictural et comme notion, pour le concevoir comme le double objet d'un jugement et d'une jouissance esthétiques: le paysage n'est plus le lieu primitif du mythe et du sacré, mais l'objet formé <Bild > par une société, dont l'éducation <Bildung> esthétique a pour finalité la réalisation concrète de son projet politique. Mais c'est davantage à la version dix-neuviémiste, baudelairienne, de la modernité, que cette stratégie de l'illusion ressortit. En ne confondant pas la nature avec son tableau, en ne prenant pas la nature pour un “poème tout fait”, mais, au contraire, en achevant la reprise de la nature par ce que l'on pourrait appeler l'“imagination dialectique” —au sens où Walter Benjamin parle “d'image dialectique” et de “féérie dialectique” (par laquelle la conscience spectatrice passe de l'état onirique au réveil politique)—, ces oeuvres photographiques prônent finalement la nécessité du détour par la fiction pour témoigner de la nature —nécessité qui est au cœur du propos que Baudelaire tenait dans “Le Salon de 1859”: “Je désire être ramené vers les dioramas dont la magie brutale et énorme sait m'imposer une utile illusion. Je préfère contempler quelques énormes décors de théâtre, où je trouve artistiquement exprimés et tragiquement concentrés mes rêves les plus chers. Ces choses, parce qu'elles sont fausses, sont infiniment plus près du vrai; tandis que la plupart de nos paysagistes sont des menteurs, justement parce qu'ils ont négligé de mentir.” Effectivement, ces œuvres exhaussent le vœu esthétique de Baudelaire sur le terrain même de la photographie de paysage qui, dans sa version paysagiste, déplaisait tant au poète, en choisissant la stratégie du mensonge —et ce, dans le recours même au mode de représentation le plus véridique qui soit, l'enregistrement photographique. Il s'agit de dénoncer la fausseté de la croyance en la véritable intégration du factice à la nature, “l'utopie paysagère”, pour mieux raviver la vérité d'un des rêves politiques les plus chers, le paysagement —défini comme l'état d'une société devenue consciente de son propre regard et enfin apte à gérer sa médiance.(4) Selon Augustin Berque, la médiance est au milieu ce que l'historicité est à l'histoire; autrement dit, elle est le sens du milieu appliqué au milieu, ou encore, puisque le milieu est défini non pas comme un objet mais comme une relation, le sens des relations qu'une société entretient avec son environnement, appliqué à ces mêmes relations. Elle est la capacité qu'une société a de se représenter ses paysages en tant que ceux-ci sont devenus les objets d'un regard social conscient. Bref, la médiance est la représentation sociale du paysagement, l'énonciation par une société de ses raisons paysagères.
D’où une formulation possible de l’interrogation qui anime cette série d’images: représenter en photographie la recherche qu’une société poursuit sur ses raisons paysagères. Ou, pour le dire autrement, nous faire rendre raison de notre médiance. Entre la carte postale et ces œuvres photographiques, il y a toute la différence qui sépare d'un côté, l'institutionnalisation d'une imagerie de la motivation paysagère, reconnaissable par tous, et de l'autre, l'approche critique de cette motivation. C'est toute la différence entre une icône du pays et une fiction de paysagement. L'imagination, réelle instance créatrice de ces paysages mis en scène, utilise ici les ressources expressives de la photographie pour “façonner un nouveau sens du paysage. Un sens qui réintègrerait dans le champ de notre sensibilité (nos sens) la signification (le sens subjectif des signes) et la tendance évolutive (le sens objectif des choses) de notre milieu.”(5) A la manière dont, pour Kant, le schème est l'intermédiaire nécessaire entre le concept de l'entendement et l'image sensible, le schème mental par lequel sont préfigurées ces œuvres photographiques dirige une stratégie créatrice questionnant les vertus de la médiance. En doublant notre vision du territoire d’un travail schématique de l’imaginaire, ce travail retrouve dans la tradition esthétique du 18e siècle de quoi moderniser notre projet visionnaire.

 

Valérie Picaudé
Paris, 1999

 

(Texte paru dans le catalogue Usine, Editions Un sourire de toi et j’quitte ma mère, 2000)

 

(1)Clarke, Kenneth, «Le paysage idéalisé», in L'art du paysage, Paris, Monfort.

(2)Conan, Michel, “Généalogie du paysage”, Le Débat, n°65, mai-août 1991.

(3)Dagognet, François (dir.), Mort du paysage? Philosophie et esthétique du paysage, Seyssel, Champ Vallon, 1982.

(4)Paysagement et médiance sont deux concepts forgés par Augustin Berque, notamment dans Médiance: de milieux en paysages, Montpellier/ Paris, Reclus, Documentation française, 1990. Le néologisme français de médiance traduit le néologisme japonais fûdosei , apparu en 1935, qui signifie le sens du milieu comme lien existant entre une société et son environnement.

(5)Berque, Augustin, “Les mille naissances du paysage”, in Mission photographique de la Datar, Paysages photographies: en France les années quatre-vingt, Paris, Hazan, p.23.