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After Sun (Notes)
par Guy Tortosa

 

« Tout a changé, du tout au tout, tout est plein de sang, tout en est barbouillé... je laisse tomber, ça m’écoeure... autant prendre un rêve au lasso... il n’y a qu’à trouver un autre moyen pour continuer à vivre, si ça en vaut la peine... ce qui n’est pas sûr... »  Arthur Miller, The Misfits

 

-« pour Euroland, je cherche à faire une image avec une lumière plate, avec le moins d’ombre possible, je tourne le dos au soleil (…) je cherche des points de vue sans perspective, je veux que le regard du spectateur glisse sur l’image, qu’il soit gardé à distance (…) je retravaille les ciels, ce sont de faux ciels, des ciels de pixels ; les paysages périurbains du nord et du sud finissent par se ressembler »

-dans les photographies de la série Euroland Edith Roux a fait momentanément sien le savoir-faire des professionnels du paysage publicitaire

-non pas seulement « photographe » mais aussi, et par la force des choses, historienne des images, Edith Roux prend acte de l’évolution de la photographie (Jeff Wall, Sophie Ristelhueber, Jean-Luc Moulène, etc.) aussi bien que de la peinture (Fra Angelico, Mantegna, Le Greco, Ed Ruscha, etc.)

-dans Euroland, la photographe pose la question de l’usage du monde à l’ère de sa transformation par les politiques de l’image

-dans les photographies d’Euroland, le ciel est inhabité

-les cieux sont sans nuages

«- Eh ! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?
-J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas…les merveilleux nuages ! »
Charles Baudelaire, L’Etranger

-les cieux sont sans oiseaux

-sans insectes 

-sans pollution, sans impureté

-Edith Roux montre « les sans ciel » 

-elle montre aussi que nous vivons dans un monde où le mot et l’image tendent à se substituer progressivement aux « choses » qu’ils devaient initialement désigner

-d’abord une aube :

-Fra Angelico, Mantegna, Godard, Piero della Francesca, Giotto

-une publicité pour le ciel

-en ce temps là, un arc, une coupole ou un mur peints étaient comme une publicité faite au ciel quand il n’était pas à vendre

-puis un doute, une tache, une crevasse dans l’azur :

-Fontana, Mirò, Antonioni, Tarkovski

-des mots:

-Magritte, Broodthaers, Kosuth

-et toujours Godard

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-aidées par la technique (numérique) qui entre la prise de vue et l’impression permet, via le clavier et l’écran, d’intervenir sur la « vue », les photographies d’Edith Roux ne (re)produisent pas le ciel, mais une idée du ciel :

-la couleur bleu ciel

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-que peut ici la photographie sinon, comme hier la peinture, reproduire la limite de la photographie, ses artifices, sa platitude ?

-nous vivons dans un monde si régulièrement modelé par ses représentations que c’est le présenter que de les exposer 

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-ensaignes :

-un jour peut-être cesseront-elles de dire la direction des plages et tiendront-elles lieu des plages

-un jour peut-être cesseront-elles de dire la direction de la mer et seront-elles la mère

-mers, plages, écrans

-pourquoi l’idée vient-elle de parler des plages ?

-parce que dans ce ciel bleu, sur ce sol blanc recouvert de jaune et de vert, ici et là tacheté de rouge, dans ce point de vue artificiellement surbaissé par l’artiste au moyen d’un logi-ciel de composition de l’image, « quelque chose », à moins que ce ne soit « rien », opère comme l’illusion des abords de la mer…

-sans la mer…

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-paysages numériques

-avec ses tirages numériques, Edith Roux assume son appartenance à l’ère de la manipulation informatique des nuages

-tout est quantifié,

-Quantique des quantiques…

-devenir photocopie du ciel

-à présent par millions des chiffres se substituent au grain des choses…

-« On est toujours débordé par l’écrit (…) ce n’est pas possible de tout rendre, de rendre compte du tout. Alors que dans l’image (…) tout l’espace filmé est écrit » Marguerite Duras, Les lieux de Marguerite Duras, entretien avec Michelle Porte

-à présent pourtant le ciel est dénombrable 

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-« Plus les télescopes seront perfectionnés, et plus il y aura d’étoiles » disait déjà Flaubert

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-pourquoi la plage?

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-parce que la plage est le paronyme de la page

-parce que, par commodité, le monde n’en finit pas d’être aplati

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-et le ciel ?

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-parce que toute photographie « digne » de la photographie est aussi photographie de la photographie, les photographies de la série Euroland reproduisent dans ce qu’elles livrent du « ciel » quelque chose de la trompeuse luminosité de l’écran

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-pour moi, les enseignes disent des prénoms :

-Dino, Aki, Tex, Rus…

-dans le no man’s land de la guerre économique, les magasins et les entrepôts sont des tombes qu’involontairement l’inconscient collectif élève à la mémoire de ses soldes ou de ses soldats

-Pasolini aimait la région d’Ostie parce qu’entre l’aéroport de Fiumicino et la mer, sur les couches moyennes de la terre comme des classes sociales, il pouvait mettre en scène, « obscéniser » en somme, le crépuscule d’une nature et d’une culture dont il savait qu’elles étaient déjà mortes

-avec la sexualité violente des jeunes paysans du Frioul descendus comme lui des montagnes pour échouer sur de « petites plages sales » à proximité de la mer

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-Mamma, Roma, Amor
 
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-pourquoi la plage?

-parce qu’on y échoue

-précisément

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-relayée aujourd’hui par la photographie, toute l’histoire de la peinture tient peut-être dans ce doute introduit par le « bleu ciel » qui n’est pas le bleu du ciel quant à la profondeur du ciel

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-bleu :

-statistiquement, la couleur du consensus : ONU, Europe, UMP, etc.

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-ainsi Dieu se ment

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-et puis :

« -Le ciel est mort (…)
Où fuir dans la révolte inutile et perverse ?
Je suis hanté (…) »
Stéphane Mallarmé, L’Azur

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« The stars are not wanted now ; put out every one ;
Pack up the moon and dismantle the sun;
Pour away the ocean and sweep up the wood;
For nothing now can ever come to any good.» 
W.H Auden, Funeral Blues

-…tentation de plier le ciel à sa volonté, pressentiment aussi que le ciel est en nous, que le globe est oculaire

-ellipse du cirque antique de Vérone, théâtre de Shakespeare, Roden crater de Turrell 

-et Elohim qui dit:

-« Fructifiez et multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-là, ayez autorité sur les poissons de la mer et sur les oiseaux des cieux, sur tout vivant qui remue sur la terre ! » La Genèse  I, 21-28

-(…)

-pourquoi donc cette folie ?

-(...)

-et voila que cet été qui semble comme perpétuel, ce participe passé, ce principe d’équivalence entre le ciel et sa représentation est un pressentiment, le pressentiment d’un cataclysme

-plutôt que la reproduction du ciel, ce ciel est la représentation du « bug » d’un ciel devenu écran 

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-je ne vois rien d’autre

-je ne vois rien d'autre à dire

-(...)

-par(s) don(c)

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février 2005

(Texte paru dans le livre Euroland aux Editions Sujet/Objet, Jean-Michel Place, 2005)