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Euroland

 

Ayant franchi l'enceinte où les siècles la tenaient retranchée, la ville s'épanche, incontinente, au-delà des murailles et des fossés, gagne la campagne, l'occupe et la transforme. Elle se dirige dans toutes les directions, préférant les axes et les dessertes. Le périmètre arrondi des limites, bouleversé, percé, s'épanouit en étoile aux contours hésitants.

Une épaisseur privée de nom borde la cité immense devenue, par gains successifs, un être multiforme, une agglomération. Lisière changeante composée d'une vacance offerte à la lumière, diversement brisée, habitée d'espèces nomades ne trouvant place ailleurs. Friches.

Lorsqu'on observe une paramécie, une amibe, un être unicellulaire en son milieu, il est possible de voir en limite du corps animé un halo vibrant, translucide et déformable. Il n'appartient ni à l'être en mouvement ni au milieu dans lequel il se déploie, mais résulte de l'action de l'un sur l'autre. Devant la grotte d'un puma les traces, les odeurs, le piétinement marquent l'espace et le qualifient. Le pendant des massifs coralliens accumule les brisures du récif sur lesquelles s'avance l'architecture, telle une ville en expansion.

Chaque système produit à sa marge une zone de fièvre que l'histoire, indécise, ne parvient pas à qualifier. Nous, paramécies, pumas, polypores, humains, être mobiles, prédateurs obligés au mouvement, avançons nimbés d'une marge d'incertitude, dressés en bouclier ou dispersés en de multiples plages mais toujours immédiatement placés au devant de notre habitat.

« Friche » : chargée d'opprobre, désigne la terre abandonnée, dénonce l'incurie, frappe l'espace d'une honte civique : en place du désordre et de la confusion le sol pourrait produire et nourrir la société.

« Délaissé » : mot commode, hissé au rang de substantif par le hasard des modes, porte la notion d'abandon à l'ensemble du territoire, s'immisce dans les villes, aborde les rives, les moindres linéaments, tous les petits oublis, les fissures, les plis.

« Terrain vague » : désuet, pourtant chargé d'espoir et de rêves, n'offre plus guère de latitude  aux jeux  des écoles buissonnières. Mais il demeure, au moins par le vague proposé, un terrain des possibles. Vague-avant des villes en mouvement, le terrain vague, en proue d'une conquête, parfois aussi en dommage latéral, accompagne les avancées du bâti et de loin les annonce.
Mais aucun de ces mots ne convient tout à fait pour aborder le paysage singulier d'Édith Roux : point de rencontre de la nature avec un front de ville. Front défait, garni d'annonces et de bâtiments têtus. Les photos surviennent à la fin d'une hâte alors que les avant-poste encore frais de peinture barrent en blanc le sol blessé, cicatrisé, fleuri.

Les lettres rouges, vues depuis la lune, devraient occuper l'essentiel du regard. Elles sont faites pour ça. Leur taille, leur position dans l'espace, leur cadence, tout s'organise à la manière d'un assaut lancé dans la matière encore vive des abords de ville, pour s'installer en toute puissance, régnantes, et faire disparaître autour tout ce qui ne centre pas le regard sur elles.

Mais rien ne se passe vraiment comme prévu : le socle sur lequel se détache la prose exagérée du commerce à son tour occupe le regard, se fait valoir, semble même profiter de l'enflure urbaine pour exhiber ses richesses sur le fond uni des murs.

Alors, évidemment, tout change. Ce qu'on laissait pour compte tout à coup compte : les herbes multiples ici se dévoilent, en fleurs, en graines, en tissus diversement placés sur la peau fragile de la terre. Après que la machine – la grosse paramécie, la ville – ait digéré les tissus de nature, les blessures se ferment, accueillent le peuple incongru des friches, rutilant, bien en place, inconnu ailleurs.

L'habitude à franchir les « zones » (au sens de Thiers et des « ortifs ») en fermant les yeux pour ne viser que le cœur ancien des villes ou les champs nets de la belle campagne, nous a progressivement amputé d'une culture rudérale. De rus, ruder, le décombre.

Sur les décombres viennent les espèces dont les semences en sommeil attendaient le signal : un bouleversement du terrain dans lequel elles dormaient, une mise à la lumière et à l'eau, la lumière et l'air, la lumière surtout.

D'autres viennent de loin, profitant des interstices laissés par la colonisation trop lente des vivaces et des arbustes naissants. Certaines apportées par les oiseaux, les plis des pantalons, les pneus des avions, la laine des moutons … franchissent les rivières, les montagnes, les océans pour venir ici, dans la fourrure imprécise et multiple des abords de ville.

Tandis que la ville jette ses zones artisanales, ses ronds-points, ses échangeurs, par-dessus son épaule en fermant les yeux, la nature jette ses graines profitant de la distraction des humains.

Très peu d'espaces bénéficient d'indifférence. Très peu s'épanouissent hors des lois territoriales. Dans la fièvre et l'incertitude le délaissé issu des ZAC et des ZUP n'intègre pas officiellement les POS, les SCOT et les PLU. Rien que pour cette raison
– échapper aux glaciations du législateur – il mérite d'être regardé avec sympathie. Peut-être faut-il en parler à voix basse ? La témérité des friches à se montrer belles pourrait leur être fatale. Nous disons seulement, sans claironner, ici résident les nomades, les fleurs que l'on cueille sans arrière pensée, les coquelicots offerts, les onagres, les épilobes, les salicaires, tout ce qui se tient en rive d'un système où s'effectue le jeu naturel des prédations. Sans coupable.

Molènes, sainfoins, eupatoires, chardons, marjolaine, carottes, verges d'or, vipérines, bourraches, nielles, nigelles, anthémis, oseille, camomille, euphorbes, séneçons, mauves, fenouils, tanaisies, chénopodes, amarantes, capselles, dactyles, avoines, cardons, pissenlits, moutardes, ravenelles, leucanthèmes, résédas, ronces, arbres à papillons …, la diversité s'assemble en ces lieux non surveillés, elles provient de toutes les régions du monde ; elle s'amoncelle, s'agite, s'hybride, écrit le génome du futur en de multiples figures.  L'univers d'Edith Roux aborde d'un côté la question du brassage planétaire : les sols couverts d'espèces colorées ; de l'autre une répétition planétaire du processus. La même mécanique se retrouve où qu'on aille sur le globe dès lors que les conditions d'émergence du processus – toujours les mêmes, paramécie, pumas … – sont à l'œuvre sans entrave.

Vu sous cet angle, le monde en boucle de l'Occident et de ses avatars lointains écrit son histoire en écrêtant les émergences qui pourraient révéler une quelconque identité. Le délaissé chinois mime celui de Vélizy ou de Mexico. Le paysage, plié aux commodités du marché et de la voiture, s'organise de la même façon, autosimilaire, sans variation notable, sans rupture
d'échelle : réplique mollement déclinée d'un modèle universel de conquête. Sorte de fractale culturelle en panne de fantasme.

Mais l'angle de vue sous lequel Edith Roux montre les sites révèle un foisonnement doux et divers : utile contrepoint aux uniformes urbains, poétique de la « zone ». Le cadrage et le champ forcent le regard vers ce que l'on méprise habituellement : l'herbe.

D'une façon ou d'une autre, par une approche sans rapport  avec la démarche scientifique, l'univers visuel abordé ici appartient à cet ensemble diffus et fractionné que j'appelle Tiers-Paysage : fragment indécidé du jardin planétaire. Territoire biologique du futur. Réserve d'inconnu.

 

Gilles Clément

(Texte paru dans le livre Euroland aux Editions Sujet/Objet, Jean-Michel Place, 2005)