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Les Dépossédés (Photographies Edith Roux)

 

L’actualité jette périodiquement un coup de projecteur sur des révoltes meurtrières à Kashgar, à Urumqi, à Guldja, mais très vite le livre se referme sur ces contrées de la lointaine Asie centrale chinoise. Qui sont ces Ouïgours qui périodiquement secouent le joug que les chinois font peser sur eux et sur leur culture ? Et de quelle nature est ce joug ?
Ce peuple, qui se rattache à l’ensemble turco-mongol, constituait la plus importante  « minorité » qui peuplait le Xinjiang jusque dans les années 1970. À cette date les Chinois (Han) représentaient 25% de la population de la vaste Région autonome du Xinjiang qui couvre environ 1/6 de la superficie.
Le choc des cultures qui se joue au Tibet est largement connu et popularisé par des artistes d’Hollywood et des personnalités politiques en vue.  Celui qui oppose les chinois aux Ouïgours - deux fois plus nombreux que les Tibétains - reste pudiquement enfoui dans le dessous des cartes. Au nombre de huit millions – soit la population de la Suède, ou encore deux fois celle de la Norvège – les Ouïgours assistent à la destruction des villes oasis du Xinjiang dans l’indifférence du reste du monde. Il est vrai qu’il n’est pas politiquement correct de nos jours de se prendre d’amour pour une culture façonnée autour de la religion : ici l’islam sunnite.
Entre Occident et Orient, entre Rome et la Chine, entre la Méditerranée et Chang’an la capitale des Tang (aujourd’hui Xi’an), le Xinjiang constitua le creuset où s’assemblèrent - ou se confrontèrent - des religions, des civilisations, des idées, depuis la plus haute Antiquité. C’est par ce courant d’échange Est-Ouest que constituent les Routes de la soie qu’arrivèrent ici des religions et des philosophies venant de l’Ouest. Si l’Islam atteint ce Turkestan chinois au VIIe siècle, il ne s’y fixe pas. Il faudra attendre le Xe siècle pour qu’il s’implante à Kashgar. Il s’y fixe définitivement au début du XIVe, puis à Turfan à la fin du même siècle. Les Ouïgours d’aujourd’hui relèvent d’un ensemble complexe des populations turques et leur parenté avec les glorieux khanats ouïgours du XIe siècle est discutée.
Les ancêtres des Ouïgours d’aujourd’hui ont adopté le Manichéisme au VIIe siècle. Ils ont aussi connu le Bouddhisme qui, venant de l’Inde, gagne la Chine par ces territoires. Le Christianisme nestorien emprunte la même voie pour pénétrer au cœur de la Chine, jusqu'à Xi’an, au VIIe siècle. Une archéologie passionnante livre des témoignages de cette stratification des courants de pensée.  Rien d’étonnant que les peuples des cités oasis – villes étapes dans le franchissement du désert du Taklamakan - au terme du grand raffinement que leur conféraient tant de richesses intellectuelles, n’aient joué entre Orient et Occident un rôle de condensateurs d’idées, de passeurs entre la Chine et l’Occident. Les Ouïgours donnèrent des fonctionnaires de haut niveau aux cours impériales chinoises, ainsi que des concubines à la cour des Qing. De même, des princesses de la prestigieuse dynastie des Tang épousèrent des khans ouïgours, emmenant dans leur suite des artisans qui apportèrent des savoir-faire et des connaissances de la Chine intérieure. 
Au terme de ces syncrétismes s’est élaborée une culture dont les expressions dans les champs de la littérature, de la poésie, de l’architecture, de la musique ont atteint un grand raffinement.
A l’heure où la Chine qui après avoir axé son fulgurant développement sur les villes de ses côtes orientales, entreprend de développer une Zone Economique Spéciale à Kashgar, qu’en est-il de cette longue histoire commune entre la Chine et le Xinjiang ?
La « ruée vers l’Ouest » entraîne une colonisation économique accélérée du Xinjiang par de nouvelles populations chinoises. En 1950, les Han ne représentaient que 10% de la population de la province autonome. Dans les années quatre-vingt, cette colonisation intérieure portait leur proportion à 45%. Aujourd’hui la progression se poursuit, soutenue par l’extraordinaire développement économique de la Chine. L’émigration de populations chinoises pauvres oriente le taux de sinisation vers les 50 %. À Urumqi, 80% des habitants sont maintenant des Han. Un recouvrement d’une culture par une autre est en oeuvre.
La richesse de ces terres en ressources géostratégiques est ici considérable - gaz, uranium, pétrole mais aussi terres rares, ces métaux stratégiquespour les technologies de pointe, dont la Chine détient 95% de l’offre au plan mondial – et rend inéluctable pour les ouigours la dépossession de leur territoire. Le « territoire » dont il est question ici est géographique mais il est aussi culturel. C’est celui d’une grande culture faite de la stratification séculaire des grandes civilisations que les Routes de la soie ont déposé dans cette Asie centrale chinoise.

            La littérature, la langue, la musique, les arts en général, sont les expressions du génie d’un peuple qui participent à la constitution de ce « territoire » qu’est la culture. Mais, à ces expressions s’ajoute l’une des productions les plus complètes des cultures humaines : l’architecture, la ville - tout ce qui exprime le génie bâtisseur d’un peuple, par lequel il scelle et transmet son histoire. La transmission est - les anthropologues le savent bien – le tremplin sur lequel prend appui la projection vers le futur. La modernité des peuples se construit sur leur héritage. Les tentatives de table rase ont toutes été rattrapées par des dynamiques plongeant leurs racines dans la longue durée de l’Histoire des sociétés. De cela la Chine elle-même est un exemple éclatant.
            La destruction de l’héritage architectural et urbain en oeuvre au Xinjiang apparaît donc comme une atteinte majeure à une société et à la culture qui la porte. Elle vise à interrompre la transmission sur laquelle pourrait se bâtir l’identité moderne du monde ouïgour. Les colonisateurs le savent bien qui, pour asseoir leur domination, sur se sont employé à modifier l’habitat - l’espace aménagé - des populations vivant sur les territoires conquis. Il en a été ainsi pour les colonisations ibériques en Amérique, européennes en Afrique. La maîtrise de l’espace – espace construit et habité – est nécessaire à la transformation du territoire en son entier : territoire physique et territoire mental. Au-delà de cette stratégie de sinisation, il faut signaler aussi la spécificité de la relation que les Chinois entretiennent avec le bâti. Elle contribue à expliquer la destruction continue de ce que - avec l’UNESCO - nous nommons le patrimoine. L’historienne et archéologue de la Chine Michèle Pirazzoli-t’Sertevens, exprime ainsi ce trait de la civilisation chinoise : « Ce n’est pas dans le monument lui-même que les Chinois ont placé leur passion de l’éternel, mais dans les idées qui ont présidé à son ordonnancement, et dans la tradition spirituelle qu’il illustre ». Cette idée de l’impermanence de l’architecture et de la chose bâtie dans la culture, comment les chinois ne la projetteraient-ils pas aussi sur les cultures périphériques qu’ils s’emploient à intégrer dans l’Empire du Milieu : Mongolie, Tibet, Xinjiang ?
Les stratégies mises en oeuvre pour transformer les villes ouïgoures sont radicales. Il s’agit de substituer un « espace chinois » à la ville irrégulière, de type « médina » que les voyageurs du XIXe siècle, ou du début du XXe comme Ella Maillart, nommaient « villes turques ». La mise en oeuvre de l’idéal de la ville chinoise par les aménageurs d’aujourd’hui suppose en premier lieu la destruction du modèle de la ville ouïgoure qui lui est incompatible. L’espace chinois, ce sont les grandes voies rectilignes, larges, quadrillant la ville. La ville ouïgoure, ce sont des venelles resserrées, qui ne cherchent jamais à être rectilignes. Le passant y chemine à l’ombre des avancées et surplombs d’étages. Le souci d’intimité, de discrétion y est préservé. Il en résulte le charme si caractéristique du parcours d’une ville « orientale », avec ses quartiers d’artisans des métaux - dinandiers, ferblantiers,  ses luthiers, ses potiers, ses bouquinistes. Le labyrinthe suppose à chaque détour de son chemin de découvrir une séquence inconnue et imprévisible. De là naît ce qu’il est habituel de nommer « le pittoresque », mais dont les enjeux, on le voit, sont autrement plus fondamentaux qu’une émotion esthétique. La ville chinoise déploie par contre un dessin de ville sans surprises : du Nord au sud, de l’Est à l’Ouest du pays, le XXe siècle met en oeuvre un modèle unique d’urbanité. Modèle unificateur, théorisé de longue date, qui n’est pas seulement un tracé d’urbanisme mais un idéal de civilisation.
Ce modèle, dans sa radicalité et dans l’énorme distance qui le sépare des types de villes-oasis qui jalonnent les routes Nord ou Sud autour du Taklamakan, n’est pas susceptible de se métisser. Si les colonisations européennes nous ont habitué à certaines formes  d’emprunts réciproques des sociétés en présence, tel n’est pas le cas pour ce qui concerne la rencontre de la culture chinoise avec les cultures périphériques, et spécialement pour ce qui est de l’architecture et de la forme de ville.
Les villes-oasis étaient les villes étapes, permettant le franchissement des déserts de proche en proche lors des haltes caravanières. Le grand courant d’échange des Routes de la soie y avait apporté idées et techniques venues aussi bien de la Chine que des pays vers l’Ouest, jusqu’au bassin méditerranéen. Mais  dans le même temps, elles avaient chacune développé des particularités, du fait des minorités qui les peuplaient, par leurs ressources naturelles, par leurs productions agricoles ou artisanales. Ces cités millénaires sont tombées l’une après l’autre durant les trente dernières années dans une indifférence générale. Dans l’affrontement de deux grandes cultures - celle, conquérante de la Chine moderne et celle constituée autour d’un islam sunnite ouvert - le monde a choisi. Le voyageur d’aujourd’hui qui cherche la ville ouïgoure recueille les derniers pans de murs sur des champs de ruines.
Les photographies d’Edith Roux montrent le décor d’une « guerre cachée chinoise ». Nous sommes hélas familiers des visions de villes détruites en temps de guerre. Mais au Xinjiang, c’est en temps de paix que se déroule une opération de destruction urbaine destinée à emporter avec elle une culture architecturale, des sociabilités et des traditions qui dessinaient l’identité d’un peuple de grande culture. Le silence des milieux de l’architecture, de l’urbanisme, de la recherche, de la culture, est assourdissant. Ils ont détourné leur regard de ce théâtre d’opération. Je suis infiniment reconnaissant à Edith Roux d’avoir fait son travail de photographe.

 

Jean-Paul Loubes

( texte paru dans le livre Les Dépossédés, Editions Trans Photographic Press, Paris, 2013)

 

Auteur de :
- Architecture et urbanisme de Turfan - Une oasis du Turkestan chinois. L’Harmattan, 1998
- Voyage dans la Chine des cavernes, Flammarion, 2006.
- Chine, Patrimoine architectural et urbain. Les Cahiers du réseau Architecture /Anthropologie, n° 2. Paris, École d’Architecture de Paris-La-Villette. 1997.
- Maisons creusées du Fleuve jaune, Créaphis, 1989