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La photographe, les photographiés, le photographique. Autour des Dépossédés.


Les Dépossédés de Edith Roux est un ensemble composé de trois séries de photographies conçues à partir de prises de vue du vieux centre ville de Kashgar dans le Xinjiang, l’une des provinces dites autonomes de la République populaire de Chine. Réalisées sur une durée de trois mois, les images produites constituent à première vue autant de pièces à conviction des bouleversements, en matière d’urbanisation, générés par un processus de sinisation dont les principales victimes sont les ouïghours. Aussi n’est-il pas étonnant que Edith Roux ait décidé, pour l’une des trois séries, de placer ces autochtones au cœur de son entreprise photographique. La décision est inhabituelle, l’œuvre de l’artiste se caractérisant, à quelques rares exceptions près, par une absence d’incursion dans le genre du portrait. Genre qui se traduit ici par une dimension « fantomatique ». Est-elle due au parti pris de la photographe qui consiste à légèrement « flouter » l’arrière plan et d’utiliser un flash afin de détacher les figures ? A moins que l’inquiétante étrangeté qui se dégage de ces corps inertes soit tributaire du contraste entre les parures, élégantes, des portraiturés et le champ de ruines qui leur sert d’improbable « décor ».  Présence/absence. Edith Roux n’est pas sans savoir que le dispositif photographique se plie remarquablement bien à la thématique de la dépossession qu’elle a fait sienne. En optant pour des angles qui nous donnent à voir des ruines et maisons éventrées, l’artiste offre ainsi au regard du spectateur une saisissante métaphore du processus de transformation propre à tout acte photographique et de la déperdition qui le sous-tend. Une métaphore de sa nature déficitaire. Dès lors, l’artiste nous signifie que toute photographie, selon un lieu commun maintes fois théorisé, ne constitue qu’une trace précaire d’une réalité enfuie à jamais. Ruinée.
Ce va-et-vient entre une absence photographiée et une présence photographique est au centre du propos de l’artiste et de ce qu’elle entend par « documentaire conceptuel », à savoir un travail qui tout en documentant une réalité donnée, en l’occurrence sociale, territoriale et politique, interroge, sous forme de clins d’œil, de mises en abyme ou d’accentuations de tel ou tel éléments constituant les dispositif et acte photographiques, le processus de production des images. Ce qui est assez surprenant, pour ne pas dire déroutant, dans le cas de Edith Roux est le « naturel » avec lequel elle parvient à trouver un équilibre entre photographié et photographique, contenu et contenant, absence et présence. Il convient effectivement de rappeler qu’en se rendant sur place, à Kashgar, l’artiste ne savait pas ce qu’elle allait produire comme images. Elle n’avait rien prévu. Et encore moins « conceptualisé » en amont l’approche et les axes qui allaient se profiler par la suite. Rendre compte de la situation politique et témoigner du statut vulnérable des ouïghours « dépossédés » étaient certes envisagé mais la manière dont la photographe allait articuler cette thématique avec une réflexion sur le médium s’est imposée très intuitivement, de façon empirique au fur et à mesure de l’avancée de son entreprise de repérages et de captation.
C’est tout aussi intuitivement que Edith Roux a peu à peu intégré des miroirs dans ses « scènes », cherchant d’une part à travers cet artifice à mettre en abyme l’image photographique tout en ouvrant celle-ci à un hors champ. Cette conception dialectique permet à l’artiste de « suspendre » l’image, de la décloisonner tout en la contractant et de conférer à la dynamique absence/présence un degré de complexité supplémentaire. On notera à ce titre que le miroir a fait l’objet de multiples utilisations dans l’histoire de l’art contemporain et a été, à l’image des propositions de Robert Smithson ou Jeff Wall, souvent associé à des dispositifs photographiques. Dans le « cadre » des Dépossédés, son intégration est justifiée par le sort qui échoit aujourd’hui aux ouïghours, ceux-ci étant pour ainsi dire expulsés de leur propre territoire et par extension de l’image, n’apparaissant qu’à travers des reflets, dont le caractère fantomatique, n’a rien à envier aux portraits. Le miroir dépossède en quelque sorte l’image de son intégrité, aussi précaire soit-elle, et nous rappelle que toute photographie n’est in fine qu’une découpe arbitraire, autoritaire et fragmentaire de la réalité. « Ce qui se passe dans une photographie, note à juste titre Stanley Cavell, c’est qu’elle est un objet fini. Une photographie est découpée, pas forcément par une paire de ciseaux ou par un cache, mais par l’appareil photographique lui-même. (…) L’appareil, en tant qu’objet fini, découpe une portion d’un champ infiniment plus grand (…) Une fois la photographie découpée, le reste du monde est éliminé par ce découpage. La présence implicite du reste du monde et son expulsion explicite sont des aspects aussi fondamentaux de la pratique du photographe que ce qu’il montre explicitement. » .
Reste à évoquer la troisième série. Toujours composée à partir de prises de vues du vieux Kashgar et de ses impressionnantes ruines, celle-ci met également en scène des miroirs. Mais à la différence de la deuxième série, c’est la photographe qui est reflétée ici. Sous forme de fragments nous dévoilant des parties de son corps, et exceptionnellement son visage, associés à des vues tout aussi incomplètes des trépied et appareil, l’artiste parvient à travers cette dernière série à déconstruire d’une part le mythe de la transparence du médium - nous avons bien affaire à un point de vue des plus subjectifs – tout en donnant d’autre part une forme de visibilité à celle qui se situe derrière le prétendu objectif. Entre sujet et objets, visibilités et invisibilités se profilent en conséquence dans ces trois séries de nombreuses questions que la photographe a su parfaitement soulever. 
        

Erik Verhagen

(Texte paru dans le livre Les Dépossédés, Editions Trans Photographic Press, 2013)


Stanley Cavell, The World Viewed (1971), cité par Rosalind Krauss in « Stieglitz : Equivalents », Le Photographique, Paris, Macula, 1990 pour la traduction française, p. 131.