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« J’ai fait le choix de mettre mon pied à cet endroit. » Edith Roux


Les photographies présentées dans cette exposition font partie d’une commande passée par le Parc Naturel Transfrontalier du Hainaut à Edith Roux pour réaliser un observatoire photographique du paysage de cette région. Un observatoire photographique implique un protocole selon lequel un(e) photographe détermine des points de vue en fonction d’un cahier des charges précis . Ceux-ci sont reconduits afin de montrer les évolutions du territoire caractérisé, ici, par des plaines humides, des plateaux agricoles et des paysages miniers et par une « pression (r)urbaine », comme l’indique sur son site internet le Parc Naturel Transfrontalier du Hainaut. 

 

Des choix

Par rapport à sa pratique habituelle, les contraintes du protocole ont permis paradoxalement à Edith Roux de moins prévoir ce qu’elle allait photographier, et ce, pour essayer de correspondre au territoire vécu. « J’ai eu envie dans la commande [dit-elle] de porter mon regard sur un paysage vécu, vivant, utilisé ; […] partie des documents remis, imprégnée du territoire, je m’y suis confrontée pour l’interroger sur le terrain. En même temps, je me suis laissée la liberté de répondre, de réagir au territoire sur place, de façon spontanée avec mes propres connaissances et interrogations visuelles. »
Cette approche nous renseigne sur sa manière de procéder avant la prise de vue (une imprégnation d’analyses précises), puis in situ (un mode interrogateur) ainsi que sur la relation entre le « terrain » ou la réalité et des représentations (d’un côté, des textes et de l’autre, le processus photographique). Par ailleurs, cela veut dire que sa réponse est devenue double : à la fois vis-à-vis des commanditaires , de la commande qui stimule son travail et vis-à-vis de ce qu’elle a rencontré. Dès lors, elle a pu intégrer le hasard, tout en se laissant aussi la possibilité d’intervenir. Par exemple, elle demandera à une personne de la cité minière de venir et d’entrer dans le cadre, car « cela fait sens qu’elle marche dans la friche ». (Condé-sur-L’Escaut. Site « Chabaud-Latour, rue Edouard Lagache, cité minière). D’ailleurs, ici, elle sélectionnera le point de vue tout en sachant qu’il ne pourra peut-être pas être reconduit, car une friche a un statut intermédiaire. Si elle a « fait le choix de poser [son] pied à cet endroit » sans doute est-ce parce que ce qu’elle a rencontré correspond, pour elle, au territoire vécu et à un état évolutif de cette cité minière. Corrélativement, elle a argumenté auprès du comité de pilotage pour qu’un point de vue, Harchies, rue les Sartis, soit conservé, alors que cet alignement de saules têtards n’est pas donné comme représentatif de cette zone protégée. « L’apport d’une artiste n’est pas seulement formel. C’est aussi une façon de s’approprier le territoire d’y trouver d’autres choses et peut-être de soulever de nouvelles problématiques. » Non typiques et pourtant présents, ces saules soumis au vent relèvent une voie d’eau dans une prairie humide. L’échange entre le sol et le ciel passe par les saules dont les racines sont proches de l'eau courante. La représentation permet ainsi de sentir la relation vivante entre les éléments (air, eau, terre) du sol au ciel, du proche au loin, tout autant que la présence structurante de l’eau et l’histoire des hommes.
La série La Croix, rue Médard, chemin de halage de la Scarpe, début du chemin de la croix répond d’abord à trois éléments faisant partie du cahier des charges : des cultures, la place de l’eau avec le canal et le chemin de halage et une peupleraie qui correspond à une économie locale, à une industrie et est associée à une diminution de la biodiversité en raison de sa multiplication. Au printemps 2009 Edith Roux a construit sa première image pour montrer le contraste avec la forêt, une relation au territoire plus vaste, ainsi que la présence spatiale et visuelle des alignements réguliers, alors que la lumière faisait ressortir les feuilles printanières des peupliers plus jeunes. Pour la deuxième vue, ce jour-là, le givre métamorphosait l’apparaître des choses, de la terre et de l’air. La photographe fut alors attentive à trouver un équilibre entre l’événement atmosphérique (ce qui advient, qu’elle ne maîtrise pas) et le rendu plastique afin de ne pas aboutir à une image « carte postale », trop belle, qui aurait perturbé l’ensemble et magnifié le paysage au détriment de sa compréhension . Lors de son deuxième retour, au printemps 2011, « par hasard, les pêcheurs étaient au bon endroit » dans la construction de l’image. Ils ont rendu visible ce qu’elle souhaitait : une présence familière et une pratique des lieux.
Les points de vue correspondent ainsi à sa rencontre physique et à une sélection de cadrages qui sauront le mieux transmettre une certaine réalité du terrain. Par exemple pour les deux arbres qui semblent protéger un oratoire (Rumegies, croisement rue des haies et rue de la caisse), il lui a fallu tourner autour, chercher la profondeur, étudier les relations avec les alentours, le proche et le lointain, les champs et l’horizon, pour se décider pour un certain point de vue. Celui-ci inclue la route,  alors que, par ailleurs, elle construit plutôt ses vues sans lignes de perspective à point de fuite central. La construction de cette image correspond aussi à son choix de garder une certaine distance : « j’utilise [dit-elle] une focale en général entre 35 et 50 mm, ou parfois légèrement plus longue. Je ne photographie pas des objets, mais toujours des éléments intégrés dans un ensemble. » Cette prédilection pour la présence visuelle d’un ensemble convient au paysage, lui-même étant concrètement constitué par des relations de contiguïté entre les choses, les matières et les éléments. D’où la difficulté de photographier un paysage pour le donner à lire, car sans relation intime avec ce qu’il est (ce qui fait l’ensemble et qui ne se réduit pas à une définition), le risque serait de ne donner à voir que des signes indépendants (construction, champ, route, poteau), des objets additionnés et pas un paysage.

 

La photo-graphie

Le protocole de reconduction induit que des éléments doivent être identiques pour permettre l’observation des transformations. Ce sont, bien sûr, les données géographiques : la localisation, le point sur une carte IGN avec ses coordonnées, l’orientation par rapport aux points cardinaux. S’y ajoutent les informations concernant la technique photographique : la hauteur du pied, la focale, l’ouverture du diaphragme, la vitesse d’obturation, le choix de la sensibilité pour la pellicule en ASA, (etc.), la date et l’heure, et des indications sur le contexte  . Edith Roux a consigné l’ensemble sur une feuille de route afin de retrouver le point depuis lequel se fait la reconduction et afin de reprendre les conditions techniques pour que le visible soit interprétable, car il ne l’est pas forcément . Les transformations potentiellement perceptibles concernent les mutations du territoire avec les changements d’activité ou leur absence, auxquels peuvent s’ajouter la manifestation d’un changement climatique. La présence des personnes, de leur activité quotidienne au travail ou lors de leurs loisirs permet, quant à elle, d’associer les échelles dans la lecture des images : par exemple avec Hergnies, Pont sur l’Escaut, entrée sud d’Hergnies (RD 102a), nous voyons celle du riverain en train de courir à son rythme, celle de l’ingénierie avec l’aménagement d’une berge puis de la voirie, celle du transport fluvial et d’une économie transfrontalière, voire internationale.
Par ailleurs, il y a, bien sûr, ce qui varie : la saison et l’atmosphère. Un temps couvert et humide ou clair et venté modifie la profondeur, l’échange entre la terre et le ciel, l’apparaître du monde. Cette présence-là correspond à la photographie , c’est-à-dire à l’écriture de la lumière, qui n’est pas d’abord du domaine du langage ou des signes, tout autant qu’au paysage qui, nous l’avons vu, ne peut être réduit à une addition d’objets ou de signes. L’image photographique résulte de l’enregistrement d’intensités des rayons lumineux tels qu’ils sont réfléchis par ce qui nous entoure et qui vient toucher une surface photosensible. D’où l’importance de la position, de l’orientation, du cadrage, du point de vue, pour qu’il y ait quelque chose à apprécier dans la (prise de) vue ; d’où l’importance, aussi, pour le ou la photographe de sa manière de se penser en lien avec le moment et le monde. A une exception près, Edith Roux ne s’est pas orientée vers le sud pour ne pas être à contre-jour, elle a évité les contrastes trop forts donnés par les ombres, ainsi que, bien sûr, la nuit ou le brouillard. La présence atmosphérique correspond au paysage. D’ailleurs, en celui-ci quelque chose résiste à la visée, aux données dites objectives, quelque chose qui advient et qui correspond à l’échange entre une personne présente et le monde. C’est pourquoi la double réponse d’Edith Roux fait sens. Elle s’intéresse à la fois au territoire vécu et au paysage, lui aussi vécu.
Le protocole de reconduction a un autre versant, paradoxal : tout ce qui apparaîtra au fur et à mesure dans les vues successives n’aura pas été calculé dans la mise au point initiale ni dans le cadrage, choisi pour rendre lisible ce qui était alors dans le cadre. Si, comme nous l’avons vu, le hasard peut donner du sens, il peut aussi perturber la lecture immédiate. Ainsi, par exemple, avec le triptyque Bruyelle, chemin Couture de la justice, n°3, nous découvrons dans la troisième série la vue partielle, et d’abord incongrue, d’une construction avec une porte. La reconduction apporte un trouble potentiel, à l’opposé de la certitude. Et c’est tant mieux, car une photographie n’est pas transparente. Elle est bien une représentation qui est, de surcroît, ambiguë. Ce trouble éventuel, cet imprévu convient bien, de fait, à ce qu’Edith Roux souhaitait traiter avec les triptyques. Si d’un côté, elle avait envie d’un point de vue élargissant la relation frontale, de l’autre, elle ne voulait pas aboutir à une vue panoramique. « Je voulais fragmenter la prise de vue pour signifier que je ne maîtrise pas le territoire ; ainsi celui-ci n’est pas représenté dans une vision globale. Avec un panoramique, l’Homme essaye, par une vision plus large que la vision humaine, de faire croire qu’en un point de vue il peut tout englober. Or le contrôle lui échappe. » Avec les répétitions visibles dans le cadre « on est finalement plus proche de la vision humaine ; quand on tourne la tête, mentalement on fragmente ». Ici, « le redoublement de l’éolienne est un hasard . Je m’étais placée au point le plus haut du plateau en intégrant la ligne d’arbres ainsi que la sucrière au loin, élément économique de la région. »

 

Basculements

Dès lors, l’expérience des séries apporte des basculements potentiels dans notre expérience visuelle. D’emblée, parce que nous les voyons en série, nous étudions et lisons des images conçues pour une mise en vue d’entités paysagères, de problématiques et de thématiques ainsi que de leurs éventuels changements. Sur internet, le texte d’analyse de l’évolution pour la 3ème vue de Rumegies, croisement rue des haies et rue de la caisse au printemps 2011 indique « modification de signalétique routière, construction de bâtiment d’activités au loin, variation saisonnière (végétation, cultures) », et pour la 2ème reconduction « pas de changement hormis variation saisonnière (végétation, cultures) » . En même temps, de manière non contradictoire, cette image nous sollicite par l’apparaître d’un moment de lumière associé aux arbres et à leur volume. Quand nous communiquons avec l’apparaître nous passons du territoire au paysage.
Edith Roux a sillonné le Hainaut, est descendue de voiture, a posé les pieds sur des sols précis et singuliers, a humé l’air, a parfois attendu un nuage, qu’une péniche passe ; elle a aussi été séduite par des événements météorologiques transformant le visible, sans vouloir en faire le sujet de la représentation. Devant ses œuvres, accrochées dans une exposition, reproduites en un ouvrage, devant l’écran connecté à un site internet (même si la rencontre est alors plus fragile), nous allons faire l’expérience de ces relations au monde et à autrui. Si nous sommes dans la lecture, notre attitude concernera plus un constat, une vérification voire une gestion et nous risquons de nous placer en distance et d’oublier l’ambiguïté de l’image ; avec le basculement dans l’ouverture et l’émotion du paysage, nous allons plutôt communiquer avec ce qui est. La rencontre sera sensorielle si elle nous évoque le froid, un air sec et pénétrant, revigorant, des textures et des odeurs, l’amplitude de l’air qui accueille les sons, l’éclaircie qui anime le vivant et la matière, une présence conjuguée.


Catherine Grout
Professeur d’esthétique à l’ENSAP de Lille,
chercheur au LACTH

 

 

 

Je renvoie au site internet qui présente le contexte de la commande, les modalités de l’observatoire et des reconductions, les analyses des photographies et tout le programme associé à cet observatoire : http://www.observatoire-paysages.pnth.eu/.

Les citations dans ce texte sont extraites d’un entretien entre Edith Roux et l’auteur en septembre 2013.

Pour Edith Roux les échanges avec les personnes du comité de pilotage correspondent à une part importante de la commande.

« J’ai une vision du paysage [dit-elle] avec une certaine densité dans les couleurs, pas trop de contrastes, sans ombres trop fortes. » Au sujet de l’importance du ciel et de l’éclaircie dans la deuxième vue de Rumegies, croisement rue des haies et rue de la caisse », elle indique n’avoir pas souhaité « relier cette image à un corpus déjà existant [qui correspondrait au fait] de magnifier le paysage. Je veux regarder le paysage (et le territoire) tel qu’il est ;  tel qu’il se présente à nous et est vécu par les habitants. […] Avant tout ce qui m’intéresse c’est le territoire, son évolution, ses mutations, les conséquences d’un point de vue social, économique et politique. »

Toutes ces indications sont reproduites sur le site internet, avec un schéma, une vue du pied et de l’appareil photographique et de son orientation, la situation sur la carte IGN et une vue aérienne avec le point orienté. Les photographies, le protocole de reconduction ainsi que les conditions de la prise de vue sont destinés à être diffusés et accessibles à tous. Une autre indication essentielle n’apparaît pas, car elle arrive plus tard : celle du tirage dont les choix, participant aux intentions artistiques, influent sur la manière de voir et d’interpréter les vues.

Concernant le contenu lisible d’une image photographique, je renvoie au texte très éclairant d’Henri Van Lier  “Le non-acte photographique”, paru dans les Cahiers de la Photographie, n°8, Paris, 1983, pp. 28-29, ainsi qu’à mon ouvrage L’Emotion du paysage. Ouverture et dévastation. (Bruxelles, La Lettre Volée, 2004).

A partir des indications qui lui avaient été transmises, elle avait indiqué sur la feuille de route « potentielle éolienne ». Le hasard concerne l’emplacement précis de cette éolienne. Celle-ci s’est trouvée intégrée dans son principe du triptyque de répéter certaines parties de l’image : la sucrière par exemple sur la droite, visible entre les arbres. Elle met en commentaire « le bas d’un pilône d’éolienne vient obstruer la visibilité du paysage au loin ». Le texte d’analyse de l’évolution indique « implantation éolienne et plate-forme associée, variation saisonnière (cultures) ». La diversité des analyses et des approches est une part importante du sens qui se déploie avec cette commande.

http://www.observatoire-paysages.pnth.eu/spip.php?rubrique145